16
Le passage secret
Déjoué et frustré, le gryf mugissait de colère. Tarzan, fendant l’eau éclairée par la lune, venait de passer l’ouverture pratiquée dans le mur bordant l’abreuvoir. Il nageait à présent dans le lac. Il sourit en pendant à la relative facilité avec laquelle il avait conjuré le sort que lui réservait le grand prêtre. Mais son visage ne tarda pas à s’assombrir, car l’homme-singe se souvint du danger qui menaçait sa compagne. Sa seule préoccupation devint de retourner le plus vite possible à la chambre où il l’avait vue pour la dernière fois, au deuxième étage du Temple du gryf. Mais comment retrouver le chemin des jardins du temple ? Le problème n’était pas facile à résoudre.
Il pouvait voir au clair de lune la paroi rocheuse, absolument lisse, longer la rive sur une grande distance, bien plus loin que l’enceinte du temple et du palais. Elle s’élevait au-dessus de lui et paraissait une barrière infranchissable. En la suivant à la nage, il la scrutait, à la recherche de la moindre prise. À une hauteur telle que l’accès lui en était interdit, il y avait de nombreuses ouvertures, mais aucune aspérité, dans la falaise, qui lui permît de les atteindre. Enfin, un espoir : Tarzan distingua une ouverture semblable aux autres, mais au niveau de l’eau. Il s’y porta en quelques brassées prudentes, afin que le bruit ne risquât pas de le dénoncer. Il s’arrêta devant le passage et observa les alentours. Personne en vue. Avec précaution, il se hissa sur le seuil de la galerie s’ouvrant devant lui. Son corps brun, d’où l’eau dégoulinait en minces filets, luisait à la clarté de la lune.
Aboutissait là un souterrain obscur dont seule l’entrée était faiblement éclairée par les rayons de la lune. Aussi vite que la prudence le lui permettait, Tarzan suivit ce tunnel creusé dans les entrailles de la falaise. À un tournant à angle droit, il arriva à une volée de marches au sommet de laquelle un autre couloir suivait parallèlement la paroi longeant le lac. Ce passage-ci recevait un peu de lumière de lampes vacillantes placées de loin en loin dans des niches. D’un regard rapide, l’homme-singe repéra de nombreuses portes de chaque côté du corridor et entendit des bruits qui, bien que très atténués, indiquaient la proximité d’autres personnes. Des prêtres, se dit-il, devaient occuper les pièces donnant dans ce couloir.
Traverser sans se faire remarquer ce repaire d’ennemis, voilà qui paraissait hors de question. Il fallait à nouveau chercher à se déguiser. Instruit par l’expérience, Tarzan s’approcha à pas de loup de la première porte. Tel Numa, le lion, épiant sa proie, il se mit à l’affût, les narines frémissantes, blotti contre la tenture qui l’empêchait de voir l’intérieur de la pièce. Un instant plus tard, sa tête disparaissait derrière les plis du rideau. Puis ce fut le tour des épaules, et enfin du corps. La tenture se remit tranquillement en place. Peu après, on aurait pu entendre du corridor un hoquet et un gargouillement. Mais le corridor était vide et le silence retomba. Une minute passa. Puis une autre, puis une troisième encore. Alors les tentures s’écartent et un prêtre portant le masque des serviteurs du temple de Jad-ben-otho s’engagea dans le couloir.
Il marchait à grand pas. Au moment de tourner dans une galerie latérale, il eut l’attention attirée par des voix venant d’une pièce à sa gauche. Il s’arrêta aussitôt et traversa le couloir principal puis il posa l’oreille contre la portière de peau qui lui en dissimulait les occupants. Tout à coup, il bondit en arrière et se cacha dans l’ombre juste avant que les tentures ne s’écartent. Un prêtre sortit de la pièce et s’engagea à pas pressés dans la galerie principale. Celui qui écoutait aux portes attendit que l’autre ait pris de la distance, puis il quitta sa cachette et se mit à le suivre en silence.
Ils longèrent ainsi la galerie parallèle à la falaise, jusqu’au moment où Pan-sat prit une lampe dans une niche et obliqua brusquement pour pénétrer dans un petit appartement, à sa gauche. Celui qui le suivait eut le temps de voir les rayons vacillants de la lampe danser dans une ouverture du plancher. Il y avait là une série d’échelons, semblables à ceux qui servaient aux Waz-don pour escalader les rochers menant à leurs cavernes. Il attendit que son guide involontaire soit assez engagé pour ne rien soupçonner puis, descendant les échelons, il continua sa filature. On était à présent dans une galerie basse et étroite, où un homme de haute taille avait peine à se tenir debout. Leur progression était en outre fréquemment interrompue par des volées d’échelons conduisant de plus en plus bas. Celles-ci avaient rarement plus de six barreaux ; parfois même il n’y en avait qu’un ou deux. Cependant les deux hommes étaient parvenus au moins à cinquante ou soixante-quinze pieds sous le niveau du premier couloir lorsque ce cheminement prit fin dans une petite salle. Contre un mur, sur le côté, des moellons étaient entassés. Pan-sat posa sa lampe sur le sol et commença hâtivement à écarter les pierres. Il fit apparaître ainsi une petite ouverture, à la base du mur, au fond de laquelle, de l’autre côté, d’autres moellons étaient accumulés. Il en ôta également, jusqu’à ce que le trou fût assez grand pour lui. Il laissa la lampe brûler sur le sol, se faufila par l’ouverture qu’il venait de pratiquer et disparut à la vue de son suiveur, caché dans l’ombre derrière lui.
À peine était-il parti que celui-ci passa lui aussi par le trou et se retrouva sur une étroite corniche, à mi-hauteur du lac et du sommet de la falaise. Ce chemin périlleux montait en plan incliné jusqu’à l’arrière d’un bâtiment s’élevant au bord de la paroi rocheuse et dans lequel le second prêtre pénétra juste à temps pour voir Pan-sat en ressortir de l’autre côté, dans une rue de la ville.
Dès que celui-ci eut tourné le coin, l’autre surgit dans l’embrasure du portail et se mit à surveiller les alentours. Décidément, on avait bien servi ses desseins. Un peu plus haut, peut-être à une centaine de yards au nord, les murs blancs du palais se découpaient sur le ciel. Le temps passé à découvrir le couloir secret menant du temple à la ville n’avait pas été perdu. Encore que chaque minute comptât, s’il voulait atteindre son objectif. Mais la possibilité de réutiliser cet itinéraire lui paraissait grandement contribuer à la réussite du plan qu’il avait conçu en surprenant la conversation entre Lu-don et Pan-sat, tandis qu’il était caché derrière la portière donnant accès aux appartements du grand prêtre.
Seul contre tout un peuple d’ennemis soupçonneux et à demi sauvages, il ne pouvait guère espérer une issue heureuse à l’entreprise téméraire dont dépendaient la vie et le bonheur de la créature qu’il aimait. Il lui fallait prendre d’immenses précautions et mettre autant d’atouts que possible dans son jeu. C’est pourquoi il avait sacrifié ces précieux moments. Mais maintenant, il n’y en avait plus un à perdre : il lui fallait d’urgence pénétrer dans l’enceinte du palais et découvrir dans quelle prison on avait, cette fois, enfermé son amour perdu.
Il n’éprouva aucune difficulté à passer le poste de garde car, comme il l’avait pensé, son déguisement religieux le mit à l’abri de tout soupçon. En arrivant à proximité des guerriers, il croisa ses mains derrière son dos et s’en remit à sa bonne fortune pour que la lumière tombant de l’unique torche qui brûlait à l’entrée ne révèle pas l’aspect non pal-ul-donien de ses pieds. Mais, à vrai dire, les sentinelles étaient si accoutumées aux allées et venues de prêtres qu’elles ne lui prêtèrent aucune attention. Il put donc entrer dans le parc royal sans encombre.
Son but était à présent le Jardin interdit. Il n’eut pas de peine à le repérer, mais il choisit d’y pénétrer en escaladant le mur plutôt que risquer d’éveiller la méfiance des gardes. Il ne voyait en effet pas pour quelle raison un prêtre aurait pu vouloir entrer là à cette heure de la nuit et les gardes se seraient sans doute fait la même réflexion.
Il trouva le jardin désert, sans aucune trace de celle qu’il cherchait. La conversation qu’il avait surprise entre Lu-don et Pan-sat lui avait pourtant appris que c’était là qu’on l’avait amenée. De plus, il était certain que le grand prêtre n’avait encore eu ni le temps, ni l’occasion de venir la reprendre. Il savait l’usage du jardin exclusivement réservé à la princesse et à ses femmes. Il avait donc des raisons de supposer que, si Jane y avait été conduite, ce ne pouvait être que sur ordre de Ko-tan. Si c’était le cas, il pouvait en conclure logiquement qu’elle était dans une autre partie du quartier réservé à O-lo-a.
Où donc ? On ne pouvait que le conjecturer. Toutefois, il paraissait vraisemblable que ce fût à proximité immédiate du jardin. Aussi notre homme escalada-t-il une nouvelle fois le mur et dirigea-t-il ses pas vers une allée qui lui paraissait conduire à l’aile du palais la plus proche du Jardin interdit.
À sa grande surprise, il tomba là sur une entrée non gardée, puis entendit à l’intérieur le grondement de voix en colère. On eût dit une dispute. Guidé par ce bruit, il traversa rapidement des couloirs et plusieurs pièces et s’arrêta enfin derrière la tenture le séparant de la pièce où avait lieu l’altercation. En écartant légèrement l’écran de peau, il regarda à l’intérieur. Il vit deux femmes se battre avec un guerrier ho-don. L’une était la fille de Ko-tan, l’autre Pan-at-lee, la Kor-ul-ja.
Tarzan passa la portière au moment où le guerrier, ayant jeté O-lo-a au sol, prenait Pan-at-lee par les cheveux et levait sa dague. S’ôtant des épaules l’encombrant couvre-chef du prêtre mort, l’homme-singe bondit, attrapa la brute par derrière et lui allongea un coup, un seul, mais un coup terrible.
L’homme était mort. Les deux femmes reconnurent Tarzan. Pan-at-lee tomba à genoux. Elle lui aurait baisé les pieds, s’il ne lui avait pas ordonné, d’un geste impatient, de se relever. Il n’avait pas le temps d’écouter leurs protestations de gratitude, ni de répondre aux nombreuses questions qui, à n’en pas douter, s’apprêtaient à fleurir sur leurs lèvres.
— Dites-moi, cria-t-il, où est la femme de ma race que Ja-don a amenée du temple ?
— Elle vient de partir. Mo-sar, le père de cette chose, dit O-lo-a en désignant d’un doigt méprisant le corps de Bu-lot, l’a prise et l’a enlevée.
— Par où ? Vite ! Et dans quelle direction ?
— Par là, fit Pan-at-lee – et elle désigna le passage emprunté par Mo-sar. Il voulait conduire la princesse et l’étrangère à Tu-lur, la ville de Mo-sar, sur le lac sombre.
— Je vais la chercher, dit-il à Pan-at-lee, elle est ma femme. Si je survis, je trouverai le moyen de te délivrer, toi aussi, et de te rendre à Om-at.
Elle n’eut pas l’occasion de répliquer, car il avait déjà disparu derrière la tenture par laquelle Mo-sar avait fui. Le couloir dans lequel il s’engouffra en courant était faiblement éclairé et, comme toutes les galeries de la ville des Ho-don, serpentait à gauche, puis à droite, montait, puis descendait. Finalement, il aboutit à une cour pleine de guerriers. C’était une partie de la garde du palais, qu’un lieutenant venait de rassembler pour l’envoyer renforcer les partisans de Ko-tan dans la salle de banquet, où la bataille faisait toujours rage.
À la vue de Tarzan qui, dans sa hâte, avait oublié de remettre son distingué couvre-chef, un grand cri s’éleva :
— Blasphémateur ! Profanateur du temple !
Ces aménités poussées d’un ton rauque et farouche se mêlaient cependant à quelques cris de « Dor-ul-otho ! », ce qui prouvait que certains continuaient à croire en la divinité de l’homme-singe.
Traverser cette cour, armé seulement d’un couteau, face à cette cohue d’hommes de guerre, c’était, même pour lui, une entreprise suicidaire. Il devait imaginer une ruse, et vite, car les guerriers approchaient. Il aurait pu faire volte-face vers le couloir d’où il avait débouché mais, si la fuite paraissait s’imposer, elle ne se traduirait pas moins par un nouveau retard dans sa poursuite de Mo-sar et de Jane.
— Arrêtez ! cria-t-il en écartant les bras. Je suis le Dor-ul-otho et je viens vous faire part d’un message de Ja-don qui, par la volonté de mon père, doit devenir votre roi, maintenant que Ko-tan a été tué. Lu-don, le grand prêtre, a formé le projet de s’emparer du palais et de faire massacrer les guerriers loyaux, afin que Mo-sar devienne roi. Mo-sar serait ainsi le jouet de Lu-don. Suivez-moi. Il n’y a pas de temps à perdre, si vous voulez empêcher les prêtres recrutés en ville par Lu-don d’entrer dans le palais par un passage secret et de vaincre Ja-don ainsi que tous les guerriers loyaux.
Ils hésitèrent un moment, puis l’un d’eux finit par parler.
— Quelle garantie avons-nous que ce n’est pas toi qui nous trahis en nous conduisant loin du combat qui se déroule dans la salle de banquet et qui peut causer la défaite de Ja-don et des siens.
— Ma vie sera votre garantie, répondit Tarzan. Si vous constatez que je n’ai pas dit la vérité, vous êtes assez nombreux pour exercer sur moi les représailles que vous voudrez. Mais venez, il n’y a pas de temps à perdre ! Les prêtres subalternes sont déjà occupés à réunir leurs guerriers dans la ville basse.
Et, sans attendre la suite de la palabre, il s’élança parmi eux, dans la direction du portail ouvrant de l’autre côté de la cour et par où l’on accédait à l’entrée principale du parc royal.
Moins subtils que lui, ils furent impressionnés par la vivacité de son initiative et par cette force de conviction que Tarzan avait en partage avec tous ceux qui sont nés pour commander. Ils le suivirent donc, ce grand homme-singe dont la queue morte traînait lamentablement derrière lui. Il restait un demi-dieu dans une situation où tout autre aurait été ridicule. Il les conduisit en ville vers le bâtiment de modeste apparence qui dissimulait le passage secret par lequel Lu-don pouvait aller de la cité au temple. Quand ils y arrivèrent, ils virent devant eux un rassemblement de guerriers que rejoignaient, venant de toutes les directions, les groupes de séditieux mobilisés par les prêtres.
— Tu as dit la vérité, étranger, admit le lieutenant qui marchait aux côtés de Tarzan. Voilà les guerriers et, parmi eux, les prêtres, comme tu nous l’as annoncé.
— Maintenant que tu as pu vérifier ma parole, répondit l’homme-singe, je m’en irai à la poursuite de Mo-sar, qui m’a fait grand tort. Dis à Ja-don que Jad-ben-otho est avec lui, mais n’oublie pas de lui signaler aussi que le Dor-ul-otho a éventé le plan conçu par Lu-don pour s’emparer du palais.
— Je n’oublierai pas. Va ton chemin. Nous sommes assez nombreux pour écraser les prêtres.
— Dis-moi, demanda Tarzan, où trouverai-je cette ville de Tu-lur ?
— Elle s’étend sur la rive sud du second lac en aval d’A-lur, répondit le chef, le lac qui s’appelle Jad-in-lul.
Ils approchaient à présent de la bande de séditieux, lesquels, pensant évidemment qu’il s’agissait d’un nouveau contingent de leurs partisans, ne s’étaient préparés ni à résister, ni à faire retraite. Soudain, l’officier poussa un sauvage cri de guerre, repris par les hommes qui le suivaient et, simultanément, comme si ce cri eût été un commandement, toute la troupe s’élança au pas de charge sur les rebelles surpris.
Heureux de la réussite de sa ruse improvisée et sûr que le combat se terminerait au désavantage de Lu-don, Tarzan gagna une rue latérale et dirigea ses pas vers les faubourgs, en quête d’un chemin conduisant au sud, vers Tu-lur.